— Bonjour, Mr. Mears, c’est la première fois qu’un écrivain vient dîner chez nous. Susan est excitée comme une puce. C’est terrible.
— Ne vous inquiétez pas. Je ne vous lirai aucun passage de mes œuvres !
Il sourit de nouveau.
— B’jour, dit Bill en se levant de son fauteuil.
Il s’était hissé à la force du poignet jusqu’à la position qu’il occupait maintenant au syndicat des dockers de Portland et quand il serrait la main de quelqu’un c’était du solide. Il fut satisfait de voir que Mears n’avait pas la main fuyante et molle, comme les « artistes » que Susan leur ramenait régulièrement. Il restait encore une épreuve à passer :
— Vous voulez une bière ? J’en ai mis quelques-unes à rafraîchir par là.
Il désigna du geste la terrasse couverte qu’il avait construite lui-même et qui donnait sur le jardin. À cette question, les petits camarades de Susan répondaient invariablement non ; ces branquignols préféraient fumer de l’herbe et avaient trop peur de gâter leur inspiration créatrice s’ils ingéraient une boisson aussi vulgaire.
— Génial, exactement ce dont j’ai envie ! lança Ben avec un sourire ravi. Je crois que j’en boirais même volontiers deux ou trois.
Bill éclata de rire.
— Bravo. Je vois que nous allons nous entendre. Venez.
Ce rire eut un effet étrange sur les deux femmes, d’autant plus étrange que leur ressemblance était grande. Le visage de Susan se détendit tandis que celui de sa mère se contracta. Ce fut comme si l’anxiété qui pesait sur l’une était tout d’un coup passée sur l’autre par télépathie.
Ben suivit Bill jusque sous l’auvent. Une glacière portative, remplie de boîtes de bière Pabst, était posée sur un tabouret dans un coin. Bill prit une bière et la lança à Ben qui l’attrapa d’une main, mais en prenant bien garde de ne pas la secouer pour qu’elle ne mousse pas trop.
— Il est beau, dit Ben en désignant le solide barbecue en brique, d’où s’échappait un filet de chaleur.
— C’est moi qui l’ai fait, déclara Bill. On n’est jamais mieux servi que par soi-même.
Ben but une bonne lampée et rota ; encore un point en sa faveur.
— Susie pense que vous êtes un type épatant, dit Norton.
— Elle est charmante, votre fille, vous savez.
— Oui, c’est une bonne fille, dit Norton (et il rota pensivement). Elle dit que vous avez écrit trois livres. Et qu’ils ont été publiés.
— Oui. C’est exact.
— Et ça se vend bien ?
— Le premier, oui, répondit Ben.
Il n’en dit pas plus. Bill Norton hocha la tête d’un air approbateur. « Voilà un garçon qui sait garder ses affaires d’argent pour lui », pensa-t-il.
— Vous voulez bien me donner un coup de main pour les hamburgers et les hot dogs ?
— Bien sûr.
— Il faut inciser les saucisses, vous savez faire ?
— Ouais.
Ben sourit et, avec son index, traça dans l’air une petite série de diagonales. Il fallait en effet inciser les saucisses de Francfort pour les empêcher de faire des cloques.
— On voit que vous êtes du coin, dit Bill Norton. On vous a appris les choses importantes ! Emportez ce sac de charbon de bois là-bas, moi, je vais chercher la viande. Prenez votre bière.
— Je ne risque pas de m’en séparer ! Au moment de rentrer dans la maison, Bill lança un coup d’œil en biais à Ben.
— Vous avez les pieds sur terre, vous, pas vrai ? Vous n’êtes pas un rêveur ?
Ben sourit, un peu tristement.
— Non, je ne suis pas un rêveur, dit-il.
Bill fit un petit signe de tête satisfait.
— C’est tant mieux, approuva-t-il.
Et il partit chercher sa viande.
Babs Griffen s’était mis le doigt dans l’œil en prédisant de la pluie et ils purent dîner dehors en toute tranquillité, sans être importunés par les assauts des moustiques d’arrière-saison, car une légère brise s’était levée et se conjuguait avec les tourbillons de fumée du barbecue pour les éloigner. Les deux femmes se levèrent pour aller porter dans la cuisine les assiettes en papier et les pots de condiments, puis revinrent et burent une bière en regardant avec amusement Bill profiter de sa vieille expérience des fantaisies du vent pour battre Ben au badminton par 21 à 6. Ben, ayant regardé sa montre, refusa avec un regret qui n’était pas feint de disputer la revanche.
— J’ai un livre sur le feu, dit-il. Il faut que j’écrive encore six pages. Si je bois trop ce soir, je ne serai même plus capable de lire demain ce que j’ai écrit aujourd’hui.
Susan l’accompagna jusqu’à la porte d’entrée – il était venu à pied. En jetant de l’eau sur le feu pour l’éteindre, Bill secouait pensivement la tête. Ce garçon était sérieux, il l’avait dit lui-même et le père de Susan était tout prêt à le croire. Ben n’avait rien fait pour les impressionner, mais un homme qui travaille après le dîner ne peut manquer de se faire un nom et même un nom écrit en grosses lettres.
Ann Norton, elle, restait réticente.
17
19 heures.
Floyd Tibbits se gara devant le bar dix minutes environ après que Delbert Markey, le propriétaire-gérant de l’établissement, eut allumé la nouvelle enseigne lumineuse, le Dell’s, en lettres roses d’un mètre de haut, avec un verre en guise d’apostrophe.
À l’horizon le ciel s’était empourpré et la brume du soir n’allait pas tarder à se former au creux des vallons. Dans une heure ou deux, les habitués de la nuit allaient commencer à arriver.
— Salut. Floyd, lança Dell en sortant une Michelob du réfrigérateur. Bonne journée ?
— Pas mal, répondit Floyd. Ça fait plaisir de se retrouver devant une bonne bière.
C’était un grand gaillard avec une barbe bien soignée, habillé d’un pantalon à chevrons et d’un blazer -son costume de travail à la banque où il officiait comme directeur-adjoint du service des prêts ; il accomplissait son travail sans passion, mais sans répugnance non plus. Toujours au bord de l’ennui, avec l’impression de se laisser porter par les événements... un abandon, somme toute, pas totalement désagréable. Et puis il yavait Suze - une chic fille. Bientôt elle ferait partie de son existence et il faudrait bien alors qu’il prenne sa vie en main.
Il posa un billet d’un dollar sur le comptoir, remplit son verre de bière, le vida d’un trait et le remplit à nouveau. Le seul autre client du bar pour l’instant était un jeune gars en uniforme de la compagnie des téléphones. C’est le fils Bryant, se dit Floyd. Il buvait une bière assis à une table en écoutant au juke-box une chanson d’amour pleine de mélancolie.
— Alors, quoi de neuf en ville ? demanda Floyd.
Il connaissait d’avance la réponse. Rien ou pas grand-chose. Un élève du lycée aurait pris une cuite et se serait amené ivre mort dans la salle de classe, peut-être ; qu’est-ce qui pouvait bien se passer d’autre ?
— Tu connais pas la dernière ? Quelqu’un a tué le chien de ton oncle.
Floyd, qui était en train de porter son verre à ses lèvres, s’arrêta net.
— Quoi ? Doc, le chien d’oncle Win ?
— Exactement.
— Écrasé par une voiture ?
— Non. Rien de tout ça. C’est Mike Ryerson qui l’a trouvé en allant tondre le gazon au cimetière d’Harmony Hill. Il était empalé sur les piques du portail. Eventré.
— Les salauds ! s’étrangla Floyd.
Dell, satisfait de l’effet produit, hocha la tête gravement. Il connaissait une autre nouvelle qui avait contribué ce jour-là à échauffer les esprits : on avait vu la bonne amie de Floyd se promener en ville avec cet écrivain qui avait pris une chambre chez Eva. Mais ça, c’était à Floyd de le découvrir tout seul.
— Ryerson a porté le corps à Parkins Gillespie, expliqua-t-il. Parkins pense que le chien était peut-être mort et que des enfants l’auraient ensuite accroché au portail pour s’amuser.
— Ce Gillespie, il n’a vraiment pas inventé la poudre.
— J’en sais rien, mais je vais te dire quelle est mon idée, à moi. (Dell pencha en avant son torse puissant.) Je pense que c’est des gosses, ça oui... Merde, je les connais. Mais ça peut être un truc beaucoup plus grave qu’une simple plaisanterie. Tiens, regarde ça.
Il sortit un journal de dessous son comptoir et le tendit à Tibbits, ouvert sur une page intérieure.
Floyd le prit. Un gros titre s’étalait sur plusieurs colonnes : des adorateurs de satan profanent une église de floride. Il lut l’article en diagonale. Une bande de gosses avait pénétré dans une église catholique à Clewiston, Floride, un peu après minuit et y avait célébré une sorte de messe noire. L’autel avait été profané, des inscriptions obscènes avaient été gravées sur les bancs, sur les confessionnaux et sur les fonts baptismaux, et du sang avait été répandu sur les marches qui menaient à la nef. Le sang avait été analysé : il y avait un peu de sang animal (de chèvre, probablement), mais surtout du sang humain. Le chef de la police de Clewiston reconnaissait n’être encore sur aucune piste.
Floyd posa le journal.
— Des adorateurs de Satan à Salem ? Allons, Dell. Tu déménages.
— Les gosses sont de plus en plus tordus, dit Dell avec obstination. On verra bien qui aura raison. Ils feraient des sacrifices humains dans les prés des Griffen que ça m’étonnerait pas. Encore une bière ?
— Non, merci, répondit Floyd en se levant de son tabouret. Je crois que je vais aller voir comment va oncle Win. Il adorait ce chien.
— Dis-lui bien des choses de ma part, dit Dell en remettant son journal sous le comptoir (il aurait à le ressortir un certain nombre de fois ce soir). Dis-lui que j’ai été désolé d’apprendre ça.
Un peu avant d’avoir atteint la porte, Floyd s’arrêta et dit sans s’adresser à personne :
— Empalé sur les piques du portail ! Putain, si je pouvais les attraper, les petits salauds qui ont fait ça !
— Des adorateurs de Satan, dit Dell. Ça m’étonnerait pas du tout. Je sais pas ce que les gens ont par les temps qui courent.
Floyd sortit du bar. Corey Bryant mit une pièce de dix cents dans le juke-box et Dick Curless commença à chanter Qu ‘on m’enterre avec une bouteille.
18
19 h 30.
— Vous rentrez vite, déclara Marjorie Glick à Danny, son fils aîné. N’oubliez pas qu’il y a école demain. Je veux que ton frère soit au lit à neuf heures et quart.
Danny agita un pied.
— Je vois pas pourquoi je dois l’emmener.
— Tu ne vois pas ? dit Marjorie avec une gentillesse inquiétante. Oh ! bien sûr, tu peux aussi rester à la maison.
Elle se retourna vers l’évier dans lequel elle avait mis du poisson à rafraîchir et Ralphie en profita pour tirer la langue à son frère. Danny répondit en agitant le poing dans sa direction, mais son ignoble petit frère ne réagit que par un sourire narquois.
— On sera là, grommela Danny.
Et il sortit de la cuisine avec Ralphie sur ses talons.
— À neuf heures.
— D’accord, d’accord.
Tony Glick était installé devant la télévision, les pieds sur une chaise, en train de regarder un match de base-ball.
— Où allez-vous, les garçons ?
— On va voir le nouveau de la classe, répondit Danny. Mark Pétrie.
— Ouais, ajouta Ralphie. On va voir son... train électrique.
Danny jeta un regard meurtrier à son frère, mais leur père n’avait remarqué ni l’hésitation de Ralphie, ni le ton peu naturel avec lequel il avait prononcé les derniers mots. Doug Griffen venait d’envoyer la balle dehors.
— Ne rentrez pas tard, dit-il distraitement.
Le soleil était déjà couché, mais le ciel était encore clair. Tandis qu’ils traversaient le terrain qui s’étendait derrière la maison, Danny dit :
— Tu mériterais que je te bousille, espèce de petit con.
— Je le dirai, rétorqua Ralphie d’une voix sucrée. Je le dirai pourquoi tu voulais y aller en vrai.
— Petit salaud, dit Danny d’un ton découragé.
Ils avaient atteint l’extrémité de la pelouse. Le gazon faisait place à un chemin qui descendait jusqu’aux bois. La maison des Glick donnait sur Brock Street et celle de Mark Pétrie sur South Jointner Avenue. Le chemin représentait un raccourci très appréciable pour des enfants de douze et neuf ans que le passage d’un gué sur la petite rivière Crockett n’était pas pour effrayer. Les aiguilles de pin et les brindilles craquaient sous leurs pas. La stridulation des grillons faisait tout autour d’eux comme un tissu sonore tandis que d’un coin du bois montait le cri d’un engoulevent.
Danny avait commis l’erreur de révéler à son frère que Mark Pétrie possédait la collection entière des monstres en plastique Aurora - l’Homme-Loup, laMomie, Dracula, Frankenstein, le Docteur Fou et même la Chambre des Horreurs. Leur mère détestait tout ça, elle pensait que c’était mauvais pour eux ou je ne sais quoi, et du coup Ralphie faisait du chantage. Il était ignoble, vraiment.
— T’es une pourriture, tu sais ? l’interpella Danny.
— Je sais, répondit fièrement Ralphie. Qu’est-ce que c’est, une pourriture ?
— C’est quand on devient tout vert et tout mou, comme un rat mort.
— Ferme-la, dit Ralphie.
Ils longeaient maintenant la petite rivière Crockett qui, à trois kilomètres à l’est, rejoignait Taggart Stream, laquelle à son tour allait se jeter dans la Royal River. Le minuscule cours d’eau était comme nacré par les derniers rayons du jour et clapotait gentiment sur son lit de gravier.
Danny passa le gué le premier. L’obscurité tombait et il dut aiguiser son regard pour bien mettre les pieds sur les pierres.
— Je vais te pousser, chantonnait Ralphie. Attention, Danny, je vais te pousser.
— Si tu me pousses, toi, je te pousse dans les sables mouvants, petite saleté, dit Danny.
Ils arrivèrent sur l’autre rive.
— Y a pas de sables mouvants par ici, répondit Ralphie d’une voix guillerette.
Il se rapprocha malgré tout de son frère.
— Tu crois ça ? fit Danny du ton de quelqu’un qui en sait long. Y a pourtant un petit gosse qui a disparu dans les sables mouvants y a pas très longtemps. J’ai entendu les vieux mecs qui sont tout le temps chez Crossen le raconter.
— C’est vrai ? interrogea Ralphie.
Ses yeux s’étaient agrandis.
— Ouais, dit Danny. Il s’est enfoncé en criant et en chialant, sa bouche s’est remplie de sable et, gloup, c’était fini.
— Allez, viens, dit Ralphie d’une voix tremblante.(Il faisait presque nuit maintenant et les bois étaient pleins d’ombres mouvantes.) On s’en va vite d’ici.
Ils commencèrent à grimper sur l’autre versant en glissant sur les aiguilles de pin. Le gosse dont Danny avait entendu parler au magasin était un garçon de dix ans du nom de Jerry Kingfield. Il s’était peut-être enfoncé dans les sables mouvants en criant et en chialant, mais, si cela était, personne ne l’avait entendu. Tout ce qu’on pouvait dire, c’est qu’il avait disparu dans les marais en allant à la pêche il y avait six ans de cela. Certainspensaient que c’étaient les sables mouvants, d’autres étaient d’avis que c’était un obsédé sexuel, un pervers, qui l’avait tué. Ces gens-là, il y en avait partout.
— Ils disent que son fantôme rôde maintenant dans les bois, recommença Danny d’une voix théâtrale, se gardant bien de signaler à son petit frère que les marais étaient à cinq kilomètres au sud.
— Me dis pas ça, Danny, murmura Ralphie. Pas...pas dans le noir.
Ils entendaient de tous côtés des craquements mystérieux. Le vent s’était tu. Juste derrière eux une branche claqua et ils eurent l’impression d’une présence furtive. Le ciel était maintenant presque complètement sombre.
— De temps en temps, continua Danny d’une voix angélique, quand une petite saleté de gosse comme toi va dans les bois le soir, il jaillit d’un arbre juste devant lui avec sa figure toute verte et couverte de sable.
— Danny, arrête; viens.
La voix de son petit frère était devenue suppliante. Danny s’arrêta. Il s’était presque fait peur à lui-même. Les arbres étaient maintenant des masses noires et menaçantes qui remuaient lentement dans la brise du soir, se penchant les unes vers les autres en faisant craquer leurs jointures.
Une autre branche claqua sur leur gauche.
Danny se mit à regretter amèrement de n’être pas passé par la route.
Encore un claquement de branche.
— Danny, j’ai peur, chuchota Ralphie.
— Sois pas stupide, dit Danny. Allez, viens.
Ils reprirent leur marche. Les aiguilles de pin crissaient sous leurs pas. Danny essaya de se persuader qu’il n’avait pas entendu de branches claquer, que c’était eux et eux seuls qu’ils entendaient. Le sang lui battait aux tempes. Ses mains étaient glacées. « Je vais compter mes pas, se dit-il. Plus que deux cents pas et on sera sur Jointner Avenue. Et quand on rentrera, on prendra par la route, comme ça la petite saleté n’aura pas peur. Dans une minute, on va voir les lumières de la rue et on se sentira idiots, mais ce sera très bon de se sentir idiots. Allez, je compte. Un... deux... trois... »
Ralphie poussa un hurlement.
— Je le vois ! Je vois le fantôme ! je le vois !
Danny sentit comme un fer rouge lui brûler la poitrine. La terreur s’était abattue sur lui et lui courait le long des membres. Il aurait voulu se sauver, mais Ralphie s’accrochait à lui.
— Où ? murmura-t-il, oubliant que c’était lui qui avait inventé le fantôme.
Où ?
Il regarda autour de lui, tremblant à l’idée de ce qu’il allait voir, et ne vit que du noir.
— Il est parti maintenant - mais je l’ai vu... je les ai vus. Des yeux. J’ai vu des yeux. Oh ! Dannyyy...
La voix de Ralphie était entrecoupée de sanglots.
— Y a pas de fantômes, espèce d’idiot. Viens.
Danny prit la main de son frère et ils se remirent à marcher. Ses jambes étaient comme de la guimauve. Ses genoux tremblaient. Ralphie se serrait contre lui, le poussant presque hors du chemin.
— Il nous regarde, murmura-t-il.
— Écoute, je vais pas...
— C’est vrai, Danny. Tu le sens pas ?
Danny s’arrêta et, avec ce sixième sens qu’ont les enfants, il le sentit effectivement et sut qu’ils n’étaient pas seuls. Un grand silence était tombé sur les bois, mais c’était un silence de mauvais augure. Des ombres, agitées par le vent, se balançaient langoureusement autour d’eux.
Et Danny sentit, par tous ses pores, dans tout son être, une présence sauvage. Il n’y avait pas de fantômes, mais il y avait des pervers. Ces hommes qui arrêtaient leurs voitures noires pour vous offrir des bonbons, ou se cachaient dans les rues sombres, ou... ou vous suivaient dans les bois...Et alors...Oh! et alors ils...
— Courons, dit-il d’une voix dure.
Mais Ralphie, paralysé par la terreur, était incapable de faire un pas. Il tremblait de tous ses membres en serrant désespérément la main de Danny. Son regard ne se détachait pas des bois. Soudain ses yeux s’agrandirent.
— Danny ?
Une branche craqua.
Danny se retourna et regarda où regardait son frère.
L’obscurité les enveloppa.
19
21 heures.
Mabel Werts était une opulente personne de soixante-quatorze ans, qui arrivait de plus en plus difficilement à déplacer son énorme masse. C’était comme un recueil vivant de toutes les histoires, petites ou grandes, de la ville. Sa mémoire s’étalait sur cinquante ans de nécrologie, d’adultères, de vols et d’égarements divers. Elle aimait les commérages sans être délibérément cruelle (ceux dont elle mettait au grand jour les petits secrets pouvaient ne pas être de cet avis) ; elle vivait dans la ville et pour la ville. En un sens, elle était la ville, cette grosse veuve qui maintenant sortait très peu et passait la plus grande partie de ses journées à sa fenêtre, habillée d’une camisole de soie beige, ses cheveux jaune ivoire réunis en une tresse épaisse qui faisait le tour de sa tête, avec un téléphone dans la main droite et une paire de puissantes jumelles japonaises dans la main gauche. La combinaison des deux, à quoi s’ajoutait la possibilité de s’en servir tout à loisir, faisait d’elle une araignée infatigable, jetant ses fils du quartier du Bend jusqu’aux maisons les plus lointaines de l’est de Salem.
Elle avait longuement observé Marsten House avec l’espoir de voir quelque chose d’intéressant lorsque les volets de la fenêtre à gauche sur la façade s’ouvrirent et découvrirent un carré de lumière jaune qui ne pouvait être de la lumière électrique. Elle eut juste le temps d’apercevoir ce qui lui sembla être une tête d’homme et des épaules se découpant sur ce fond lumineux, et elle se sentit envahie d’une étrange excitation.
Il n’y eut plus ensuite aucun mouvement.
« Qu’est-ce que c’est que ces gens qui n’ouvrent leurs volets qu’à des heures où on ne peut avoir qu’une vision approximative de ce qui se passe chez eux ? »pensa-t-elle. Elle posa les jumelles et décrocha discrètement son téléphone. Deux voix qu’elle identifia rapidement comme étant celles d’Harriet Durham et de Glynis Mayberry discutaient de la découverte du chien d’Irwin Purinton par Mike Ryerson.
Elle s’assit avec précaution et se mit à respirer la bouche ouverte pour que les deux femmes ne décèlent pas sa présence sur la ligne.
20
23 h 59.
Lajournée était sur le point de s’achever. Le sommeil et la nuit régnaient sur Salem. En ville, les enseignes lumineuses de la quincaillerie, des Pompes funèbres de Cari Foreman et du café L’Excellent jetaient quelques lueurs colorées sur les trottoirs. Un tout petit nombre de personnes étaient encore éveillées, comme George Boyer qui faisait cette semaine ses huit heures de trois à onze et venait de rentrer de l’usine de Gates Falls, et Win Purinton qui, ne pouvant trouver le sommeil à cause de la mort de son cher Doc - mort qui l’affectait beaucoup plus que celle de sa femme jadis -, s’était installé devant une patience ; mais la plupart des habitants de Salent reclus de fatigue après leur journée de travail, dormaient du sommeil du juste.
Au cimetière d’Harmony Hill, une silhouette sombre se tenait, silencieuse, derrière le portail, attendant que se referme la boucle des heures. Quand elle parla, ce fut d’une voix douce et élégante.
— Ô Père, jette les yeux sur moi. Seigneur des Mouches, jette les yeux sur moi. Je dépose maintenant à tes pieds de la viande avariée et de la chair fétide. Pour jouir de ta faveur, j’ai accompli un sacrifice. L’objet de ce sacrifice, je te le présente de la main gauche. Fais pour moi un signe sur ce sol, que j’ai consacré en ton nom. J’attends un signe de toi pour accomplir tes œuvres.
La voix s’éteignit. Un vent léger s’était levé qui agitait doucement l’herbe et les branches, apportant avec lui les odeurs putrides de la décharge voisine.
Pas d’autre bruit que celui de la brise dans les arbres. La silhouette resta, pendant un moment, immobile et recueillie. Puis elle se pencha en avant et, quand elle se redressa, elle portait le corps d’un enfant dans ses bras.
— Voici ce que je t’offre.
Le reste se situe au-delà des mots.